Peut-on être expert et objectif ?
Doit-on conserver l’expertise en sciences ?
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« L’expertise scientifique a révélé que », « nous avons fait appel à un expert (plus rarement une, mais là c’est un autre sujet) pour répondre à cette question »… Ces phrases, nous les entendons souvent dans les médias, lorsqu’il faut y mettre un peu de sciences. Dans ce genre de situation, l’expert apparaît comme le spécialiste qui doit répondre à une question ou un problème bien spécifique. Il se doit d’apporter la preuve irréfutable, le savoir implacable et donc trancher la question ou solutionner le problème (si solution il y a).
Il est donc logique de s’attendre à ce que l’expert soit légitime et sache parfaitement de quoi il parle. En effet, étymologiquement, l’expert est quelqu’un qui a fait ses preuves, qui a une réelle expérience, une réelle compétence et qui possède donc une autorité sur un sujet ou un domaine spécifique.
Pourtant, aujourd’hui, l’expertise peut souvent apparaître comme un conflit de valeurs. La compétitivité peut court-circuiter le recours à des rationalités autres que celles pour lesquelles on a demandé l’expertise.
Pour autant, qu’entendons-nous réellement par « expertise » ? Qui sont ces soit-disant expert.e.s ? Sont-ils réellement légitimes pour débattre des sujets, parfois pointus, pour lesquels ils sont conviés ?
Les expert.e.s, des sachant.e.s vraiment désintéressé.e.s ?
Une expertise souvent liée au pouvoir en place
Aujourd’hui subsistent beaucoup d’interrogations sur le réel désintéressement des experts et sur les façons qui existent pour contrôler au mieux leurs propositions et être sûr qu’elles sont réellement objectives. En effet, leurs compétences spécifiques sont souvent mises au service d’une action, en réponse à une demande spéciale et/ou politique. En outre, il leur est de plus en plus demandé d’intervenir dans des domaines qu’ils ne maîtrisent pas forcément. De telles pratiques remettent en cause leur légitimité et leur objectivité.
La légitimité est également remise en cause du fait que ce sont très souvent les mêmes experts qui sont consultés sur des sujets très divers. Ceci crée des réseaux de connaissance très biaisés. Biais qui peuvent être accentués par le fait que les expertises sont souvent liées aux pouvoirs en place. Ces liens, parfois étroits, entre experts et gens de pouvoirs ONT déjà conduit, par le passé, à la formation de « gouvernances ». Ces dernières sont nécessaires pour gérer des « sociétés de risques » et pour développer la rentabilité et la performance. Or, l’expertise comme « outil du pouvoir politique » engendre beaucoup de doutes envers les sciences et techniques. En effet, celles-ci ne sont alors plus au service du bien commun.
Les critiques contre l’expertise ont été notamment très vives après Tchernobyl (1986). Avant cette catastrophe nucléaire, l’expertise était forcément vraie puisqu’elle faisait appel à la Science. Cette dernière était alors quasiment parole d’évangile car considérée comme indubitable et formelle. Après la catastrophe, en revanche, les citoyen.ne.s ont (re)découvert la réalité de la science. Une science faite d’incertitudes et de controverses. Il était alors nécessaire de trouver des moyens pour éviter son rejet, comme former les publics ou trouver de nouvelles méthodes pour repenser l’expertise.
Vers une évolution de l’expertise : d’un expert unique à une action multiple
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Pour répondre à ces méfiances envers les sciences et techniques, il est déjà important de supprimer la figure de l’expert omniprésent. Loin de rassurer, il risque plutôt d’engendrer une forme d’insécurité. Certes, il peut parfois sembler difficile de séparer sciences et pouvoirs, pourtant, puisque les experts ont du recul et des connaissances, ils peuvent favoriser la formation des citoyen.ne.s et donc consolider la démocratie. Ils remettent alors leurs savoirs au service du bien commun et pas d’un seul gouvernement/dirigeant.
En parallèle de cette action, il est également essentiel de passer à des expertises multi-acteurs. Les expertises posent souvent beaucoup de questions très pointues, faisant intervenir des savoirs techniques. Or, ce sont les techniciens qui possèdent ces savoirs, et non les experts. Une expertise faisant intervenir plusieurs corps de métierS sera donc plus fiable et surtout plus objective. Les « Framework Program » (Programme-cadre pour la recherche et le développement) ont ainsi résulté de longues négociations entre des représentants de la société civile, des politiques et des commissaires de l’Europe. Malgré tout, il y a quand même eu une orientation politique de la recherche et de l’éducation. On cherche de plus en plus à lier la recherche et l’enseignement pour amener à une construction d’une « économie de la connaissance ».
En outre, aujourd’hui, l’évolution de l’expertise doit également compter avec un nouvel acteur, de plus en plus prégnant : Internet.
Internet, un expert scientifique ?
Encore trop peu d’experts sur la toile
Dans nos sociétés actuelles, Internet apparaît de plus en plus comme un « expert ». Les publics s’y rendent très souvent pour y chercher des réponses. C’est particulièrement vrai dans le domaine de la santé où Internet est presque devenu un tiers de la relation patient-médecin.
Pour certain.e.s, Internet est un bon outil pour permettre aux citoyen.ne.s d’être autonomes et de s’émanciper de l’autorité du médecin. Pour d’autres, c’est un repère de charlatans qui va remettre en cause la confiance du patient envers son médecin. La loi elle-même ne parvient pas à trancher. Elle cherche à développer la télémédecine, tout en voulant contrôler ce qui est publié. Dans tous les cas, ce n’est plus possible d’ignorer Internet aujourd’hui. Il est bien présent dans le cabinet et apparaît comme un tiers de la consultation médicale, plutôt que comme un complément.
Cet aspect peut faire peur aux médecins et leur donner l’impression qu’ils sont concurrencés. En effet, très peu de médecins se sont réellement emparés de l’outil (ce qui est bien dommage au vu de toutes les infox qui y circulent). Ils ne le maîtrisent donc pas et ne savent pas comment l’appréhender. Les quelques rares sites tenus par des médecins donnent surtout des informations d’ordre logistique. De même, patients et médecins n’échangent que très peu de mails, car ces derniers sont considérés comme une tâche supplémentaire et chronophage.
Internet ou vers une plus grande autonomie des publics
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Pourtant, il existe pléthore de sites consacrés à la santé, certains très douteux (docti… hum hum), d’autres élaborés par des professionnels. Seulement, ils ne sont pas utilisés comme des lieux d’échanges, mais comme des lieux de recherche d’informations par les patients. Alors, est-ce un problème si les patients sont plus et mieux informés aujourd’hui ? Bien au contraire ! On constate de nombreux effets bénéfiques, tels que l’amélioration de l’adhésion au diagnostic et la participation aux soins ou la meilleure efficacité de la prise en charge. Les patients ne sont finalement pas plus méfiants ou sceptiques envers le personnel médical. Cette volonté des publics d’être mieux informés peut parfois conduire à la création de véritables communautés, en particulier pour des maladies rares ou mal connues, dont les membres deviennent finalement de véritables experts.
Ces informations, récoltées en autonomie par les patients, doivent surtout être vues comme des compléments à la consultation. En revanche, il faut être très vigilant quant à leur contenu ! C’est surtout là qu’il faut porter l’accent et l’alerte et que les experts, ici professionnels de santé, doivent intervenir. Il faut réaliser un auto-contrôle des informations diffusées et consultées.
Conclusion (Ce qu’il faut retenir)
L’expertise pose beaucoup de questions aujourd’hui. On remet de plus en plus en questions la légitimité de ces acteurs, l’objectivité de ses réponses et son désintéressement. En effet, historiquement, l’expertise a toujours été très liée aux pouvoirs et aux gouvernements. Or, une expertise trop proche du pouvoir ou trop biaisée devient vite très critiquée. Elle peut apparaître comme étant non démocratique, car elle relève de savoirs spécialisés et les propositions faites ne peuvent donc pas être accessibles à tous. Au contraire, ces propositions font l’objet de suspicions et de méfiances. On demande alors de plus en plus de contre-expertises.
Pour autant, il ne serait pas pertinent d’abandonner ces expertises. En revanche, il est important de repenser leurs méthodes. Il faut abandonner l’idée de l’expert unique, il faut au contraire intégrer des acteurs multiples, issus de différents corps de métiers. Il est également important d’analyser la manière dont les différents groupes sociaux la reçoivent. Il faut mettre l’accent sur sa protection, afin qu’elle conserve son autonomie, et sur son contrôle, notamment grâce aux contre-expertises.
Finalement, force est de constater qu’il y a des expertises et des savoirs partout. Pourtant, tout le monde ne peut pas devenir expert de tous les savoirs qui existent. C’est pour cela que nous avons créé la culture ; cet outil permet de partager rapidement une grande quantité d’informations, et ce, de manière simple. Internet semble être alors le vecteur naturel pour partager cette culture, aider le plus grand nombre à y avoir accès et ainsi permettre de se forger une opinion éclairée sur les expertises proposées. Bien sûr, cela implique alors de contrôler la véracité de ces savoirs qui circulent à vitesse grand V…
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Quelle est votre opinion concernant l’expertise aujourd’hui ? Peut-elle devenir un outil indépendant et accessible à tous ?
Sources :
- Cours du Magister de Médiation Scientifique, 2018.
- « Internet, tiers nébuleux de la relation patient-médecin » de Cécile Méadel et Madeleine Akrich, publié dans Les Tribunes de la Santé en 2014 ;
- « Usages, mésusages et contre-usages de l’expertise. Une perspective historique » de Ludivine Bantigny, publié dans Histoire@politique en 2011.